vendredi 9 octobre 2015

Une voix, cent voix, mille voix

Nous sommes à l'aube du XXè siècle, des milliers de jeunes filles japonaises quittent leur famille, leur maison, leur province pour rejoindre leur futur époux dont elles ne connaissent qu'une seule chose, leur photo : les mariages arrangés par les familles les envoient vers un destin où la désillusion puis la résignation les attendent.
« Certaines n'avaient jamais vu la mer » est l'histoire de ces femmes parties vers un avenir meilleur sur la côte ouest des Etats Unis. L'avenir sera tout sauf radieux dans un pays qu'elles ne comprennent pas, au milieu de gens qu'elles ne peuvent comprendre, au cœur d'une civilisation, qui se construit à mesure que la Conquête de l'Ouest s'achève, étrangère, grossière comparée à celle qu'elles ont emportée dans leurs maigres bagages. Le rêve américain est plus proche du cauchemar que de la vie facile promise dans la lettre accompagnant la photo de l'époux.

Elles deviennent « invisibles », voix anonymes, silencieuses, s'ajoutant les unes aux autres en un concert désarçonnant au premier abord, dévoilant au fil des morceaux choisis la maestria des notes, fausses, discordantes, harmonieuses, légères, graves ou virevoltantes. Les partitions diffèrent pour mieux composer un ensemble musical cohérent, aux variations subtiles : les destins de ces voix ne se ressemblent pas mais s'ajoutent, s'entrecroisent en se répondant sans cacophonie.

L'utilisation du « nous » est d'une force narrative évidente, offrant une dimension particulière au roman. Le lecteur lit, excentré, tout en étant impliqué par le « nous » collectif, celui qui universalise la douleur, la peine, le regret, l'espoir et le rêve. Le nous est le double de l'auteure, issue de l'immigration japonaise : ces voix sont celles qui l'ont construite, elles sont celles de la mémoire collective de la communauté japonaise d'Amérique.

Les voix se racontent, se répondent, répandent les rêves, aspirations, les rendez-vous manqués, la tristesse, les menues joies, les espoirs ou les déceptions qu'elles ne parviennent pas à taire.

Les voix sont un choeur où la mélancolie, les regrets d'un passé laissé au loin et le quotidien forment le creuset d'une tragédie se jouant dans l'harmonie chère à la culture japonaises : même dans les pires moments, la beauté de l'instant est présente.

Ces femmes ont emporté dans leurs malles leurs trésors, les petits riens essentiels pour ne pas oublier d'où l'on vient, qui l'on est : le kimono de mariage, les feuilles de papier de riz, les pinceaux et l'encre pour écrire une fois « là-bas ».

Jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor, ces femmes invisibles triment aux champs, dans les serres, chez les bourgeois dont elles gèrent la maisonnées, vivent au cœur de la multitude, se fondant dans le décor, ne disant jamais un mot plus haut que l'autre. Du jour au lendemain, la communauté japonaise est mise à l'index, soupçonnée de trahison, et acheminée vers des camps d'internement.

C'est dans la description des départs orchestrés par l'administration américaine que l'apogée de la muette tragédie est atteinte... tout en délicatesse et subtilité : sans un mot, chaque famille accepte son sort, quitte sa maison en la laissant ordonnée et propre, l'autel des ancêtres en bonne place dans l'attente d'un retour. Tout est fait avec minutie, résignation, pudeur, la peur en filigrane, l'incompréhension étreignant l'âme.
Ils partent sous les regards empreints de culpabilité pour beaucoup, de haine pour certains, des américains. Ils partent en silence, celui qui les fera sombrer dans l'oubli des consciences et de l'Histoire.

« Certaines n'avaient jamais vu la mer » est un roman polyphonique d'une incroyable intensité : longtemps résonnent les mots des multiples narratrices, longtemps résonne ce « nous » une fois la dernière page lue.

« La grange a brûlé
A présent

Je vois la lune » Masahide (1657-1723)

3 commentaires:

rachel a dit…

ta critique donne des frissons....c magnifique....oui cela reste un superbe livre et tu lui as rendu hommage....

Karine:) a dit…

Quel beau billet.
J'avais beaucoup beaucoup aimé aussi. J'avais été très touchée.

Katell a dit…

Merci à toutes les deux pour votre passage et votre petit mot. Cela m'encourage à continuer mon petit bonhomme de chemin.